Albanie XXXV : les mariés de Derviçan
En 1987, sous le régime communiste, je suis arrivé, un peu par hasard, à Derviçan, au sud de l’Albanie, un village de la minorité grecque où la majorité de la population ne parle pas albanais.
C’était jour de fête. Tout le village était dans les rues pour célébrer un mariage. Le cortège en tenue traditionnelle, accompagné de musiciens, est sorti de la maison des parents pour rejoindre la mairie, en passant devant l’église sans s’y arrêter. L’église était fermée depuis 1967, depuis le jour où Dieu a été aboli par un décret du dictateur Enver Hodja. Arrivés sur la place du village, les gens se sont mis à danser. A la nuit tombée, nous sommes repartis vers Gjirokastër.
J’ai ensuite continué mes reportages en Albanie pendant plusieurs années mais je n’ai jamais oublié cette cérémonie assez étrange.
Ce que je ne savais pas, c’est que le mariage à Derviçan serait à l’origine d’une nouvelle grande histoire
En 2016, je reçois le message d’une jeune femme qui est tombée par hasard sur mes photos d’Albanie. Elle a découvert mes images de Derviçan, son village, et celles de sa famille, de ses oncles, de ses tantes, de ses cousins, de ses amis, de tous ces gens aujourd’hui disparus, ou partis à l’étranger. Elle ne pouvait pas imaginer que quelqu’un ait enregistré cette histoire enfouie, disparue. Elle avait retrouvé la mémoire dont elle avait été privée pendant si longtemps.
Sous la dictature communiste, il n’y avait pas d’appareil photo, pas de film, trop chers et de toute façon introuvables. Le pays vivait en autarcie et n’importait pas ce genre de matériel. Les images étaient donc rares, et les albums de famille presque inexistants.
Orwell n’avait t-il pas écrit dans « 1984 », que pour contrôler le présent, il fallait contrôler le passé et effacer la mémoire.
La jeune femme qui m’appelle en 2016 s’appelle Eleana Ziakou. Elle habite maintenant en Belgique. Elle est visiblement très émue. Nous ne savions pas alors que ce coup de fil sera à l’origine d’une grande histoire au « pays des aigles ».
Quelques jours plus tard, elle me rappelle à nouveau. Elle me propose timidement d’organiser une exposition à Derviçan. Elle n’a aucun moyen, aucun financement, mais elle va se débrouiller : elle s‘occupera de tout. J’ai tout de suite accepté.
Je n’avais pas mis en ligne toutes ces images par hasard. J’espérais déclencher quelque chose sans savoir très bien quoi. Je savais que j’avais enregistré des images uniques d’un pays sans mémoire. Je savais aussi qu’il y avait une formidable histoire à raconter… Cet appel, je l’attendais depuis longtemps.Quelques jours avant l’exposition prévue début août 2016, je suis rentré du Maroc où j’avais attrapé « la gangrène ». Je venais juste de subir une opération à Paris. Je marchais avec une attelle et des béquilles.Eleana, déçue, m’a proposé de reporter l’événement. J’ai refusé. Rien n’aurait pu m’empêcher d’être présent à cette exposition. Quelques jours plus tard, j’étais à Derviçan. Tout le village était là, rassemblé sur la Grand-Place, curieux de voir ce bonhomme handicapé qui leur rapportait du néant leur album de famille. L’archevêque orthodoxe avait aussi fait le voyage depuis Tirana. (L’église avait financé une partie des frais, et moi, je leur avais offert les tirages)
Ce fut sans doute une des expositions les plus émouvantes de ma vie. Devant les photos, les gens riaient et pleuraient en même temps. Ils se reconnaissaient les uns les autres, les morts et les vivants, les jeunes et les vieux, les présents et les absents. Ils me regardaient, incrédules, un sourire aux lèvres. J’étais le prophète surgi d’un autre monde.Le soir même, Eleana m’avait préparé une autre surprise. Quand nous sommes arrivés au restaurant, les deux propriétaires nous ont accueillis à l’entrée : c’étaient les deux mariés de 1987…Nous nous sommes regardés. Par où commencer? Bien sûr je vais leur montrer les photos de leur mariage, ces photos qu’ils n’ont jamais vues, ces images du monde d’avant enfouies dans leur mémoire.
Nous avions tant de choses à nous dire. Nous avons parlé de cette journée de mariage, où personne n’avait pu m’adresser la parole, car j’étais encadré, sans le savoir, par des agents de la «Sigurimi », la police secrète. Nous avons fait un enregistrement vidéo de cet entretien, mais je me sentais frustré car je ne parle pas l’Albanais. Je ne voulais pas intervenir de peur de couper le flux de la conversation, de peur de rater l’essentiel. J’ai terminé l’enregistrement sans en savoir beaucoup plus, on verra plus tard… j’espère que l’essentiel est enregistré.Nous nous sommes donné rendez-vous le lendemain matin. Je n’avais plus qu’une idée en tête, prendre le couple en photo dans l’église dont l’entrée leur avait été interdite le jour de leur mariage.Aujourd’hui l’église, qui était devenue un entrepôt sous le régime communiste, a retrouvé ses couleurs et son pope.
En prenant des photos du couple, j’ai tout de suite senti que cela pourrait être le début d’une sacrée histoire. Des allers-retours entre les images du passé et de nouvelles images du présent. Une belle histoire humaine… je me disais que je devais absolument continuer, retrouver d’autres personnes que j’avais photographiées pendant la dictature. Ce projet pouvait être une véritable « machine à remonter le temps ».
Le même jour, nous avons retrouvé deux autres personnages hors du commun que j’avais aussi photographié sous la dictature, en particulier « Monsieur Cinema » qui parcourait le sud du pays au volant de son camion pour projeter des films dans les villages isolés et une vielles « dame très digne » je vous conterai leurs histoires dans un prochain chapitre. Ces nouvelles rencontres m’ont convaincu de l’intérêt de ce nouveau projet. J’ai passé une dizaine de jours à me balader en Albanie avec mes béquilles en pensant à cette idée. Mais qui pourrait financer un tel travail? Quelques années auparavant j’aurais trouvé facilement un magazine pour m’accompagner dans cette histoire. Mais la presse magazine est en crise et l’Albanie n’est pas un sujet vendeur.Je suis rentré à Paris avec cette histoire en tête.
Quelques semaines plus tard, Eleana me rappelle et me propose de présenter un dossier au « C.O.D » “le centre pour l’ouverture et le dialogue”, un centre culturel d’état, le lieu le plus prestigieux de Tirana. Bien sûr j’accepte ! L’équipe au pouvoir ne connaissait pas mon travail. Nous n’avons bénéficié d’aucun passe-droit. Nous avons donc présenté un dossier, comme n’importe qui. Quelques mois plus tard, nous avons reçu une réponse positive. Le premier ministre est enthousiaste. Je suis retourné à Tirana en 2018 pour cette première grande exposition, où je ne présentais que les images du passé. L’expo a eu un gros succès. Les jeunes découvraient des histoires qu’ils ne pouvaient imaginer. D’autres personnes plus âgées m’ont traité de menteur. Ils ne pouvaient croire ce qu’ils voyaient : « cela n’a pas existé ! ». Quelques jours plus tard, Le premier ministre, Eddie Rama, m’a alors convoqué dans son bureau pour me féliciter et pour me faire une nouvelle proposition : « Bon, c’est très bien tout ça, mais c’est le passé, maintenant vous devez faire la suite et nous allons vous aider. » Et voilà mon vœu qui se concrétise enfin. C’était le début d’une nouvelle grande histoire au «pays des aigles », une superbe opportunité narrative : « La recherche des témoins d’un monde disparu… »
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