Albanie XVI : « Marie-Claire » au pays des aigles
Nous avons travaillé avec Edith Canestrier pour le journal « Marie Claire » sur le goulag albanais , un reportage qui nous a profondément marqués. Elle a écrit ce texte au présent.
On est en 1991, et, si je me souviens bien, en septembre. C’est un de mes premiers « grands » reportages, et je n’en mène pas large. Je connais à peine le photographe avec qui je pars, Michel Setboun. Pour moi, c’est une sorte d’expert, il a déjà parcouru le monde, été photographe de guerre, et il a séjourné de nombreuses fois en Albanie, notamment sous la dictature d’Enver Hodja. Comme d’habitude, ou peu s’en faut, je pars sur une idée naïve. Forcément un régime qui tombe et, surtout s’il est communiste, c’est la fiesta du jour au lendemain. Je travaille pour Marie-Claire, journal de mode, on se demande comment les femmes vont-elles s’habiller, y a-t-il du renouveau de ce côté là ? C’est le thème du reportage. Certes, depuis quelques mois, on voit des bateaux surchargés de gens, en haillons, hirsutes, et même un peu furibards, débarquer dans les ports italiens. Ceux-là sortent d’Albanie et se ruent sur les pays qu’ils n’ont jamais vus. Mais bon, ils foutent un peu la trouille.
Nantie de mon idée d’article et de mes préjugés, je débarque à Tirana, en plein été indien. La ville est à la fois lépreuse et douce, les façades de certains immeubles sont ocre et pour une amoureuse de botanique, je suis servie : il y a des fleurs dès l’aéroport, des fleurs toutes simples, des pétunias et des œillets d’inde. L’avenue principale de la ville est plantée de pins et il y a un formidable va et vient sur cette avenue, une foule joyeuse, rieuse. Bref, on sent ici un certain art de vivre.
A l’aube, tous les matins, dans ma chambre de l’hôtel « Tirana », j’entends un léger bruit d’eau. Je me penche à la fenêtre, et je vois un type penché sur les rosiers d’un petit jardin. Un tout petit filet d’eau sort de son tuyau d’arrosage. Pour moi, cette scène est d’une infinie douceur et, cette connivence matinale entre ce jardinier et moi, m’apaise, me réconforte et me réconcilie d’avance avec ce pays. Au bar de l’hôtel, un soir, peut-être le deuxième ou le troisième, alors que je patauge sur un sujet idiot, des humanitaires de « Pharmaciens sans frontière », nous alertent. « Vous savez qu’il y a des camps ici ? » « Des camps ? Quel genre de camps ? »
On a de la chance : le chauffeur de taxi que nous avons choisi et qui met des napperons de dentelle, en guise d’appui tête, sur les sièges de son véhicule, est parfaitement au courant. « Oui, il y a des camps, et je sais où ils sont, parce que, sous Enver Hodja, j’étais le chauffeur des militaires du régime et je les conduisais. Je peux vous emmener. » Erwin Baku est interprète et nous accompagne. Il a une petite vingtaine et une bouille à peine sortie de l’adolescence. Il garde de la poliomyélite qu’il a contractée enfant, une importante claudication sur tout un côté du corps. Je ne sais plus quand et comment, il appris le français mais il parle bien et il est d’un recours précieux.
Notamment quand les foules se pressent autour de nous dans ces lieux de nulle part que sont les camps, parlent en même temps et racontent pourquoi ils sont là, pour des vétilles, pour rien et parfois depuis plus de trente ans. Et c’est ainsi, que nous avons parcouru tous les quatre une partie de l’Albanie des camps de « relégation », autant dire le goulag albanais. A l’époque, je n’ai pas osé le mot « goulag ». Il n’est d’ailleurs pas dans le titre, il aurait dû. Tout de même, dans un reportage, on ne dit pas tout, pas toujours ces réalités, ces impressions qui arrivent de biais, et ce sont souvent celles-là qui persistent dans le souvenir.
Nous sommes invités à une noce. Et j’ai encore en mémoire un rituel extraordinaire, quand un père chasse, hors de la maison natale, sa fille, future mariée, pour qu’elle rejoigne la voiture qui l’attend, celle de la famille de son fiancé. Le père hurle en la poursuivant dans la campagne, elle pleure et crie aussi. Une magnifique métaphore, père et fille vivent pour de vrai ce moment et, en même temps, le jouent. Le pays est beau et cela aussi fait partie des souvenirs. A l’époque, il n’y a quasiment pas de voitures qui étaient interdites sous la dictature, la campagne albanaise est préservée. Et on apprend même que c’est ici que Ducros vient chercher ses aromates.
Toujours au cours de ce mariage où nous avons été invités, un type me propose de faire une balade. Il a une gueule de marlou, la « coupe mulet » comme tous les hommes albanais à l’époque qui imitent les acteurs des fictions américaines des années 70. Je ne refuse pas mais je ne suis pas tranquille et je demande à Michel de venir avec nous. On marche un moment dans une végétation de maquis méditerranéen. A un moment, il faut sauter un petit ruisseau. Avec élégance et toute la gentillesse que je lis dans son regard, le « marlou » se retourne vers moi et prend ma main pour que je traverse sans encombre.
C’est alors que nous découvrons le but de la balade : un lac dans un écrin de nature. L’Histoire, la grande, s’est emparée de nous au cours de ce reportage. Sans doute avons nous été les premiers à découvrir « les camps de relégation », à les avoir décrits dans la presse française. Il faut le dire, l’Albanie, à l’époque, n’intéressait pas grand monde. Petit pays, sans enjeu stratégique. Pays fermé, oublié, perdu de vue, après quarante cinq ans d’une dictature féroce.
Le désir d’y aller encore et encore venait de Michel Setboun. C’est lui qui est venu au journal Marie Claire proposer d’y aller. Il fallait adapter le reportage à un journal féminin. D’où l’idée de travailler sur une résurrection de la mode, de la joie de vivre. Ce n’était pas si idiot en réalité. Sous Hodja, les décolletés, les lunettes de soleil, les jupes courtes, étaient interdits. Les agents de la « Segurimi » pouvaient même arrêter celles ou ceux qui optaient pour ces « tenues bourgeoises ». Alors, à la chute du communisme, les ateliers des couturières, se sont lancés dans le flou, le fluide, les jupes-culottes, les manches chauve-souris. Les jeunes se jetaient sur les jeans venus de Turquie ou de Grèce. Ils coûtaient 500 leks, presque l’équivalent d’un salaire. Avec Erwin l’interprète, nous avons dégoté une veste en jean sur un marché. Son rêve !
Briseda Mema
Les dictatures, toutes les dictatures, s’attaquent aux hommes, aux libertés mais aussi et toujours aux corps. En 1991, Briseida Mema venait de créer un journal, émaillé de textes timidement érotiques du Décaméron ou de Maupassant. Elle avait eu ces mots, prétextes à eux seuls à un autre reportage : « Sous Enver Hodja, parler de sexe était tabou, mais parler de sentiments et d’amour aussi. Notre seule préoccupation était de travailler, pas de faire l’amour. Savez vous aujourd’hui de quoi les Albanais ont le plus besoin ? De regarder, de simplement regarder la photo d’une belle fille. »
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