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Albanie XVII : Edi Luarasi, l’actrice « déchue »

Albania Tirana may 1991 Edi Luarasi , the actress after 20 years of relegation under the communist regime.

Un extrait de l’article d’Edith Canestrier, réalisé en septembre 1991, à la fin du régime communiste, pour le journal « Marie Claire ».

« Pendant dix-huit ans j’étais toute morte dedans », raconte Edi Luarasi. À cinquante et un ans, chignon serré, silhouette fragile, presque sévère, l’actrice vient de retrouver la scène du théâtre de Tirana (détruit en 2019). Il y a vingt ans, c’était une vraie star. Elle jouait tout, Shakespeare et Tennessee Williams. Et sur ses photos un peu passées, on la voit, cheveux courts et frimousse effrontée,  camper les héroïnes de la résistance anti fasciste. Tout le monde, à Tirana, connaît l’histoire d’Edi « la déchue ». Celle d’une reléguée d’un autre genre, qui n’a pas été déportée, mais « déclassée » et internée dans sa propre maison. 

On est en 1973, au plus fort de la «révolution culturelle ». Le quatrième plenum du Comité central, qui s’est tenu en 1972, a ouvert la chasse à l’intelligence. La musique est suspecte, le rock est interdit bien sûr, et la chanson de variété, mais aussi Stravinsky, Schoenberg, Debussy et Ravel. On interdit la danse contemporaine, et puis, en vrac, les cheveux longs, la barbe, la minijupe, le maquillage, les lunettes de soleil, le décolleté, les bras nus, le sac en bandoulière, la vie quoi !

On est en mars. On joue au théâtre une pièce mise en scène par Mihallaq Luarasi , le mari d’Edi. Enver Hodja s’est déplacé en personne. La critique est dithyrambique, il veut voir. Sa claque mesurée sonne comme un glas. Il trouve que le héros de la pièce, un secrétaire du parti, n’est pas assez positif. On arrête tout. La pièce est censurée. Mihallaq,  arrêté et condamné pour propagande « anti socialiste » : dix ans. Edi est expulsée du théâtre national et se retrouve à l’usine, ouvrière du textile. Ça ne suffit pas. On la convoque à la Sûreté. Elle doit divorcer. Elle refuse. sait-elle ce qu’elle risque et ce qu’elle fait risquer à sa fille de neuf ans et à son fils de sept ans ? Elle s’obstine. La pression continue : « J’étais convoquée tous les deux jours, on me faisait attendre des heures et des heures. » Les insultes pleuvent, les menaces aussi. «J’étais forte, j’étais comme un homme. Pour moi, c’était une trahison. Je ne pouvais pas laisser tomber mon mari à ce moment-là. Je l’aimais. J’ai fait ce que j’avais à faire. »

Dès lors, Edi se sait en sursis : « Dès que je voyais un camion, je pensais que c’était pour nous emmener. Dès qu’un type traînait devant la maison je savais que c’était pour nous. Pendant des années, j’ai acheté des dizaines de paquets de cigarettes d’avance, au cas où… » Bien sûr on ne se contente pas de faire pression sur elle. Il y a les enfants. Ils sont interdits de tout. Ils vont à l’école mais sont exclus de toutes les manifestations, hors la loi : « Ma fille rentrait toujours en larmes. Je la grondais, il fallait tenir, mener une véritable guerre psychologique. Avec la peur de tout, des perquisitions, mais aussi des visites. Comment savoir si ceux qui venaient nous voir, et même s’ils se risquaient à venir, étaient amis ou ennemis ? S’ils étaient ou non envoyés par la sécurité ? Un jour, le secrétaire du Parti a débarqué : « Ton fils écoute de la musique étrangère. » Je savais ce que cela signifiait. On inculpe toujours les enfants des prisonniers politiques, à la majorité pénale et même avant, sous n’importe quel prétexte. Mon fils s’était mis à peindre, des tableaux sombres, désespérés. Et si ils allaient trouver là le prétexte. J’ai tout brûlé. Mon fils hurlait. Pendant toutes ces années, ce qui était le plus terrible pour nous, c’était cette peur pour les enfants, et aussi cette certitude qu’ils avaient un mur devant eux. Qu’ils seraient interdits d’études mais aussi d’amour. Qui, d’ailleurs, oserait  aimer un fils ou une fille de relégué? »

Michel Setboun

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