Albanie XIV : Avril 1991, ouverture des “goulags” albanais
On découvre enfin ce que les albanais ont vécu après quarante ans de dictature : La terreur. Texte d’Edith Canestrier publié dans “Marie Claire” en décembre 1991. Dans le chapitre suivant, Taci Piano, le poète, est libéré après 21 ans en prison.
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On n’atterrit pas sur l’aéroport de Tirana sans une pointe d’appréhension. Allez savoir pourquoi l’Albanie fait peur. Tous ces fuyards font désordre sur les quais italiens et plus encore dans nos têtes. Agglutinés sur leurs rafiots, ils ont une façon furieuse de sortir de nulle part. Sans bagages, à moitié nus, l’air prêts à tout. Leur trop-plein de misère et puis cette hargne à vivre, ce mélange qu’on devine explosif filent le frisson. Rengainons les images. On foule le sol albanais entre deux allées de palmiers et des parterres pimpants plantés de pétunias et d’œillets d’inde. Ça n’a l’air de rien mais pour quiconque a mis un pied à l’Est, le détail est d’importance. Là-bas, la fleur est toujours flétrie, la plante verte étique, l’arbre flapi. Pas ici. Ce signe là vous campe forcément un décor hospitalier.
A Tirana, l’impression persiste. D’accord, la ville ressemble à un chantier en déroute, la vitre fait depuis belle lurette cruellement défaut. Les HLM sont définitivement lépreuses. Mais bon, il y a des pots de fleurs aux fenêtres, des tresses d’oignons accrochées au balcon et même des vignes qui escaladent les étages avec une belle insolence.
On s’attendait à trouver un peuple gris, famélique, claquemuré pendant cinquante ans sous la férule communiste. Il déambule rigolard et nonchalant sur le boulevard des Martyrs de la Nation, au milieu des senteurs de pins. Partout des vélos, des gosses sur le guidon, des femmes en amazone. Des grappes de filles, des garçons bras dessus bras dessous se croisent inlassablement. C’est l’heure du « djiro », (littéralement va-et-vient). On monte, on descend 1 km d’avenue en couple, en famille, en bande, du crépuscule jusqu’à la nuit noire. Les yeux des garçons cherchent ceux des filles. On s’interpelle, on s’embrasse. Même le flic qui tente de canaliser la foule sur un côté de la rue a le coup de sifflets bonasse. Les voitures, rares, car elles étaient interdites aux particuliers jusqu’à l’an dernier (mœurs bourgeoises) se fraient un chemin au milieu de ce charivari bon enfant, doux comme un soir d’été indien.
La dictature d’Enver Hodja a fait de l’Albanie un pays totalement coupé du monde. On ne sait pas grand-chose de ce fils de famille aisée, à la dégaine un rien dandy, sinon qu’il était, ou on l’a cru, lettré et francophile. Admirateur du siècle des Lumières et de Jaurès. Il a fait une partie de ses études à l’université de Montpellier. Avant de prendre le pouvoir en 1946, Enver Hodja enseignait le français. Il est mort en 1985 complètement paranoïaque.
Aujourd’hui, ce qui peut le mieux résumer ses quarante ans de règne tient en un objet : le bunker. Dans ce pays grand comme la Bretagne, des centaines de milliers de casemates en béton (600 000 dit-on) trouées de meurtrières boursouflent le territoire comme des pustules. Il y en a partout, dans les champs, en rangs serrés, sur les plages, à l’entrée des villes, au pied des immeubles, à flanc de colline, et même, gardiens immobiles et absurdes, devant les cimetières. Le bunker voisine généralement avec l’abri. Et c’est ainsi que chaque colline semble sortir d’une B.D. en folie. On y voit, découpée avec application et comme en plein cœur, une porte généralement colossale qui ferme une galerie. Vestiges sinistres et aujourd’hui dérisoires du dictateur. L’ennemi allait-il débouler du ciel? De la terre, de la mer? Où était-il ? Et s’il était partout ? À l’intérieur aussi ? Partout.
Il fallait donc éliminer, purger, guetter, suspecter, trouver à tout prix. Où qu’il se cache, le circonvenir, l’empêcher de nuire, le parquer.
À Tirana, le murmure vient de la rue, à l’heure où les bouches s’ouvrent enfin, où il n’est plus interdit de parler à l’étranger de passage, on parle de camps. Quel genre de camp? De concentration, d’extermination ?
La voiture vient de quitter la route. Elle roule au pas sur une piste de terre battue. Tirana est à près de 130 kms. On a longé, une heure durant, la plaine côtière. Des champs de maïs à perte de vue, et des cultures d’oliviers en terrasse. Tout cela a, paraît-il, a été conquis sur les marais. Soudain un hameau, mais comment appeler ce lieu de nulle part, bric-à-brac de bâtiments déglingués, de HLM en briques, à nu, de cahutes. L’endroit a l’air dans un état de dénuement complet, comme sur la place cette foule d’hommes rassemblés. Les visages sont méfiants, ravagés. Crasse et misère confondue. On se presse, les mots se bousculent. Oui, ici, on est au camp de Shtyllez. Ici ce sont les internés. Un camp? Mais il n’y a pas de barbelés, pas de mirador. « Ici on vit comme des animaux ».
On visite : masures de cartons, et un point d’eau pour mille cinq cents personnes, pas de sanitaires, des rigoles d’égouts qui courent à ciel ouvert. Une pauvreté gluante qui colle à tout : aux murs, aux bouches édentées, aux corps maigres des enfants. On se rend en cortège, et dans un indescriptible désordre sur un terre-plein : « Trois fois par jour, à 6h, midi, et 18 heures, mais la nuit aussi, c’est là que la sirène rassemblait les hommes du village pour l’appel. » On tend des papiers, passeports d’infamie réservés aux parias du régime. On tente de comprendre. Pourquoi êtes-vous ici ? Depuis quand ? Un homme s’écrie : « Mon père a passé la frontière en 1946, je suis là depuis quarante-cinq ans. » Un autre : «J’ai cinquante-sept ans, j’en avais vingt-deux quand je suis arrivé. » Son voisin : « Mon cousin a parlé contre le parti. » Un autre encore : « J’ai posé une question : pourquoi doit-on se réunir en coopérative? J’ai fait dix ans de prison pour ça. »
Des gens sont-ils nés à Shtyllez ? Les doigts, des dizaines de doigts se lèvent. Schemal nous emmène chez lui, Il cogne le mur, « touchez, c’est vraiment du carton !». Sa femme est là, yeux bleus effarés, il pointe son index sur la tempe, elle est folle. « Ici elle est devenue folle.» Il y a les enfants, deux, de cinq et six ans. Le garçon louche abominablement, il est, d’après son père, à moitié aveugle. Manifestement il est aussi totalement dénutri. On peut faire quelque chose pour lui ?” Une femme surgit et se met à hurler : « Je ne mange plus que du maïs ». Que font tous ces gens ici ? Sont-ils encore obligés de rester là ? On n’y comprend rien. Et il paraît qu’à quelques kilomètres, on a dû passer devant tout à l’heure, il y a un autre camp : à Saver.
Le village est au bord de la route. Un camp là encore ? Oui, derrière le village, accolé. Pas de barbelés, rien, juste des masures alignées et la même foule d’hommes désoeuvrés. Non, eux ne font pas partie du camp, eux ce sont les villageois. Pas facile, tant le dénuement est complet de part et d’autre, de faire la distinction entre le village et son camp. Combien sont-ils ? Cinq cents. Mais aujourd’hui, il ne reste que les femmes, les enfants, les vieux. Les hommes, tous, ils sont quatre-vingt-dix, ont escaladé les murs des ambassades en juillet dernier à Tirana. La plupart sont en Italie et en Belgique. Tout le monde tend les photos, les lettres : « La vie est fantastique là-bas, c’est comme la nuit et le jour. On veut y aller nous aussi, on veut des bourses, vous pouvez nous aider ? »
Nela a vingt-six ans. Elle est née à Saver. Elle a tenté d’en partir l’an dernier, en escaladant elle aussi le mur de l’ambassade d’Italie : mais elle a raté son coup et a fait quatre mois de prison pour ça. Maintenant elle veut recommencer : « Trouver un mari, mais pas ici, pas un interné ». C’est elle, quand les mots ne viennent pas, quand la confusion est trop grande, qui raconte les autres. Toutes ces histoires comme des litanies, peuplées de condamnés à mort, de familles entières exilées. On égrène les lieux, les autres camps, ou presque tous sont passés : Grabjan, Gradisht, Cermé, Phig, Belsh…Et on comprend. Toute la plaine côtière conquise sur les marais, tous ces canaux d’irrigation, toutes ces terrasses, ce sont eux. Pour quelques Leks, pour rien. À trimer. Combien de morts ?
Myrvete Selimi a cinquante ans. Son père, son frère et son oncle ont été condamnés à une peine de vingt-cinq ans. Ils sont morts dans un cachot de la Prison de Burrell. On a déporté sa famille à Skodra, à Tepelene, puis ailleurs à Porto Palermo, à Saver enfin. Elle se souvient de Tepelene surtout, car « là-bas, dit-elle, il y avait vingt, trente enfants par jour qui mouraient ». « Quatre-vingt mille personnes, au moins, sont mortes dans les prisons de la dictature, condamnées à mort, exécutées sommairement. On n’en sait rien. Il n’y a pas de tombe. Et bien sûr on ne rendait pas les corps aux familles. » affirme Leka Toto, qui est responsable de la commission des droits de l’homme au parti démocratique, et a eu lui aussi maille à partir avec la dictature : dix ans de prison, et il précise « dix ans de cachot.»
Quand on sait que l’Albanie compte aujourd’hui trois millions d’habitants, quatre-vingt mille morts, le chiffre paraît exorbitant ; il est peut-être excessif, mais peut-être pas. Ce qui est sûr, c’est que pour chaque prisonnier politique arrêté, l’ensemble d’une famille était « internée administrativement », par simple décret, dans ces camps de relégation, village de montagne éloigné, ou, lorsque la dictature a suffisamment quadrillé le pays, village tout court qui, comme à Saver, ont leur coin de lépreux. Combien de personnes concernées ? D’après le forum des droits de l’homme albanais qui s’est créé en décembre, cinq cent mille (autant dire un albanais sur six, l’équivalent de 8 millions de Français).
« Dès 1946, poursuit Leka, Il y a eu Tepelene, Kuç, Des camps de concentration, des vrais, entourés de barbelés. De 1960 à 1970, se sont ouverts, ceux que vous avez vus, dans toute la plaine centrale. Puis d’autres encore, à Mamuras et Novocel. »
Au fil des purges, des ruptures successives, avec l’URSS en 1961, la Chine en 1978, Il y a eu, à chaque fois, la chasse au « espions », aux « saboteurs », aux « révisionnistes ». Jargon stalinien à l’appui : Il fallait accentuer « la lutte des classes ».
Pour ce faire, en 1967, on interdit la religion, l’Albanie devient constitutionnellement athée. Dès lors, la chasse aux prêtres, aux mollahs et aux croyants est ouverte. La chasse aux prénoms à consonance religieuse aussi. On ne s’appellera plus Hassan ou Xhani (Jean), mais Marenglen (une contraction de Marx–Engels–Lénine.) Ce n’est pas tout. On saccage les cimetières. Plus de croix sur les tombes. Le port du deuil est interdit et la visite aux morts aussi.
On pouvait dans ce contexte devenir un prisonnier politique, ou un relégué, ou les deux.
Aujourd’hui, dans un pays où la misère est absolue, où la viande, le beurre, les œufs, le lait sont rationnés, qui peut bien prendre en charge et même se soucier des bannis du régime d’Hodja ? Aussi, ils errent comme des damnés, certains vivant dans les bunkers, sans un sou, sans travail. Mille cinq cents prisonniers politiques ( les derniers ?) ont été libérés entre janvier et mars 1991. Fin septembre, une centaine d’entre eux, Ies plus valides, se sont mis en grève de la faim dans un gymnase de Tirana pour du travail, des indemnités, ou tout simplement pour qu’on les entende. « Nous aussi nous avons nos Mandela, affirme leur porte-parole. Il y a des gens, parmi nous, qui ont fait quarante sept ans de prison. » Les visages sont las, mangés et les peines donnent le tournis. Vlashi s’avance, il a été arrêté à vingt ans, il a fait trente-deux ans de prison. Napoléon est derrière, il a les mains vertes, complètement vertes, et quand on les serre, la peau est épaisse comme du carton. Mais où a-t-il attrapé ça ? On n’en saura rien, Napoléon veut parler de sa mère et de son frère, morts de faim en déportation.
Arben, lui, a eu de la chance, Il a fui le camp de Shtyllez en 1989. Il avait cinq ans quand il est arrivé. Il n’a jamais rien vu d’autre. À vingt-huit ans, il a voulu passer la frontière, il s’est fait prendre. L’amnistie de 1991 l’a sauvé. Il ne sait pas pourquoi son père a été condamné à mort en 1948. « Probablement pour des raisons politiques. » Ce qu’il sait, c’est que toute sa famille, ses six frères, ses quatre sœurs et sa mère ont été déportés à Libosh puis Shtyllez. « On vivait dans un hangar, on travaillait la vigne ». Il n’a pas fait d’études. « Seulement l’école primaire, on ne pouvait pas aller plus loin, c’était interdit. »
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