- STORIES- WARAFGHANISTAN

AFGHANISTAN 50 years of History

Afghanistan 02/C

2 Des moudjahidines aux talibans

Les talibans que l’on retrouve des deux côtés de la frontière pakistanaise sont simplement ces moudjahidines / Pashtounes radicalisés au contact des combattants d’Arabie saoudite et des services secrets pakistanais ( je fais très court car là aussi il y aurait beaucoup à dire).

Le Pakistan qui possède l’arme atomique est aussi un allié des USA qui lui fournit son matériel militaire. Avant l’arrivée des combattants étrangers, soutenus par la CIA, les afghans étaient musulmans en grande majorité Hanafistes, une école de l’islam traditionnel sans ambition expansionniste spécifique, c’est l’islam de l’empire ottoman. Ce sont bien nos amis moudjahidines que j’ai bien connus, qui étaient nos alliés, qui sont devenus ces talibans que nous craignons aujourd’hui. C’est bien les services secrets pakistanais, alliés des USA, qui ont créé ce mouvement radical. 

Ci-dessous des images des campagnes électorales du parti taliban au Pakistan, un parti tout à fait légal , dans un pays ou 0,5% des dépôts bancaires servent à financer l’islam. Au Pakistan et en particulier dans les zones frontalières peuplés de pashtounes, Il y a donc des milliers d’écoles où l’on enseigne exclusivement le coran en particulier dans les zones tribales.

Quand les talibans ont pris le pouvoir en 1996 en renversant le gouvernement communiste de Najibullah, ce sont donc bien les moudjahidines/ Pachtounes qui reprennent le pouvoir. Ils interdisent d’ailleurs d’utiliser le Dari ( persan) comme langue officielle et imposent le Pashto.

Vous me suivez toujours, je reviendrai longuement sur l’histoire de Najibullah avec lequel j’ai échangé quelques balles … de tennis, alors que Kaboul était encerclé par les armées de… Massoud 

Les talibans, quoique partis à la conquête du pays pour rétablir l’ordre religieux, avaient un programme implicite qui consistait à réinstaller l’ordre pachtoun. Les Pachtouns estiment avoir une sorte de droit prééminent à exercer le pouvoir en Afghanistan. Cela explique d’ailleurs que certains Afghans en exil, pourtant très éloignés idéologiquement des talibans, se sont sentis un temps une certaine tendresse pour eux. 

En 2001 quand les américains ont envahi l’Afghanistan ils se sont appuyés tout naturellement sur les ennemis des talibans, les ennemis des Pashtounes, c’est à dire les tribus de l’alliance du Nord, majoritairement persanophones, dont Massoud est l’incarnation, en faisant l’erreur funeste de ne pas intégrer les Pachtounes dans le nouveau pouvoir (encore une fois schématique, car karzai est Pashtoune). 

Donc pendant ces 20 ans d’occupation étrangère, les Pashtounes devenus talibans sont mis à l’écart du pouvoir. 

Cette division nord sud , Pashto / Dari est toujours au cœur des problèmes passés et à venir du pays. Aujourd’hui avec le retour des talibans, c’est bien la revanche des Pashtounes.

Voici une explication très schématique, mais l’idée est là. 

Les anglais auraient dû déplacer la ligne Durand au milieu de L’Hindou Kush , cette barrière géographique ethnique et linguistique naturelle. Mais leur politique était de “ diviser pour régner”, ce qu’ils ont d’ailleurs fait un peu partout dans le monde. Nous en subissons encore les conséquences aujourd’hui. 

le cimetiere des martyrs Talibans

En 1998, j’ai obtenu un rare visa de journaliste délivré par l’Émirat islamique d’Afghanistan. Bien sûr il était absolument interdit de prendre des photos, (je raconterai l’histoire en détail plus tard)

Alors que nous cherchions un camp d’entraînement de combattants arabes à la sortie de Kandahar, nous sommes tombés par hasard sur un immense champ de tombes au milieu du désert où s’étaient rassemblés des dizaines de talibans. 

Une scène surréaliste, ces talibans déambulaient au milieu de tas de terre en inspectant les objets, vêtements, chaussures, chaussettes , déposés sur des tombes, afin d’identifier les morts : leurs proches, leurs parents, leurs amis.

Ces corps avaient été rapatriés depuis le nord de l’Afghanistan à la suite d’un accord avec le général Dostom, un Ouzbek , seigneur de guerre dans la région de Mazar-I-sharif.

Des milliers de Talibans venus installer leur ordre au nord du pays étaient tombés dans un embuscade organisée par Le célèbre général qui retournera sa veste à plusieurs reprises.

Le “ Stalingrad afghan” a bien sûr nourri l’inconscient collectif des Pashtounes devenus talibans. Bientot l’histoire complete.

1979 Avec les moudjahidines 

1er partie 1/8

Pour changer de mes derniers textes un peu trop théoriques, je vais vous raconter un de mes voyages avec les moudjahidines. C’était en été 1979. J’ai voyagé pendant plusieurs semaines dans la province du Paktia, une province au sud-est de l’Afghanistan à cheval sur la frontière pakistanaise, avec ces “moudjahidines” que l’occident admirait à cette époque, sans savoir précisément ce que ce mot signifiait. Un moudjahidin est simplement un musulman qui prend les armes contre un ennemi au nom de l’Islam. 

40 ans après, ces combattants sont devenus des “obscurantistes islamistes”. Mais à l’époque où j’ai voyagé avec eux, c’étaient encore de valeureux guerriers qui se battaient contre le communisme. C’était le monde d’avant. Le monde de la guerre froide. 

Avant de vous emmener sur les chemins du djihad en Afghanistan, voici donc quelques repères historiques. On ne peut comprendre l’Afghanistan sans connaître un peu son histoire. 

1926 Le royaume est fondé par l’Émir Amanullah

1929 Amanullah abdique; des musulmans traditionalistes prennent le pouvoir. Situation anarchique

1929 le 16/10/1929 Le Général Mohammed Nadir Shah devient roi (comme le père du shah d’iran qui est un Officier cosaque issu d’une lignée de militaires).. 

1933 Nadir Shah est assassiné et remplacé sur le trône par son fils Zaher Shah qui règne de 1933 à 1973. Il tente de moderniser et d’industrialiser le pays. 

Le général Mohammed Daoud Khan, cousin et beau-frère du roi, dirige le gouvernement de 1953 à 1963.

En 1959, lors de la célébration du jour de l’indépendance, le roi Zaher Shah crée une mini-révolution en apparaissant en public avec de hauts gradés de l’armée et quelques autres membres de la famille royale, accompagnés de leurs femmes et filles non voilées. Certains mollahs protestent et sont jetés en prison pour trahison et hérésie. 

1971-1972 Suite à une sécheresse, le pays subit une grande famine ( lire à ce sujet Michael Barry , “Afghanistan” collection microcosme). 

1973 Le prince Daoud Khan, cousin du roi, prend sa revanche et organise un coup d’État avec le soutien armé de l’Union soviétique, il prend le contrôle du pays le 17 juillet 1973, L’afghanistan devient une République. Il s’autoproclame président. Dans son premier cabinet de 1973, Daoud nomme sept membres du Parti communiste. Il promet de distribuer la terre aux paysans. Les islamistes désapprouvent les réformes soutenues par les communistes. Ces évènements donnent naissance au mouvement islamiste , opposé à l’influence communiste et soviétique dans le pays. L’Université de Kaboul est le centre de l’activisme politique durant cette période. Ahmed Shah, qui prendra le surnom de Massoud, est étudiant à l’Université de Kaboul. Il participe à “l’Organisation de la jeunesse musulmane”, En 1975, après un soulèvement raté de la Jjunesse musulmane, un schisme profond et durable se forme entre islamistes modérés et radicaux. Le conflit atteint une telle intensité que Hekmatyar tente d’assassiner le jeune Massoud, alors âgé de 22 ans

Le 22 juillet 1975 a lieu dans le Pandjchir la première révolte islamiste, à laquelle participent Burhanuddin Rabbani, Ahmad Shah “Massoud” et Gulbuddin Hekmatyar. Des hommes prennent les armes dans tout le nord-est de l’Afghanistan contre le régime de Kaboul considéré comme athée, et sont écrasés par l’armée acquise aux communistes. 

Le président Daoud tente de prendre ses distances avec les communistes, et d’améliorer ses relations avec l’Iran, le Pakistan et l’Arabie saoudite, mais il a besoin de l’armée et a les mains liées jusqu’au coup d’État communiste.

1978 La révolution de “Saur” a lieu le 27 avril, Le Parti démocratique populaire d’Afghanistan, dirigé par Nur Mohammad Taraki, renverse le régime de Mohammad Daoud et fait assassiner toute sa famille. Le nouveau gouvernement met en place une série de réformes: alphabétisation, abolition des dettes paysannes, droit des femmes, réformes agraires qui contrarient les coutumes conservatrices afghanes. Le gouvernement entreprend de réformer ou d’abolir certaines pratiques traditionnelles de nature féodale : les mariages forcés et la dot sont interdits, l’école est rendue obligatoire pour les filles. Les femmes obtiennent par ailleurs le droit de ne pas porter le voile, de circuler librement et de conduire.. Très optimistes, les dirigeants communistes espéraient éliminer l’analphabétisme en cinq ans. En 1988, à la fin du régime communiste, les femmes représentaient 40 % des médecins et 60 % des enseignants à l’Université de Kaboul.

J’étais à Kaboul après la prise du pouvoir par Taraki (histoire à venir)

1979 Le 10 février Khomeini prend le pouvoir à Téhéran. (voir mes livres sur la révolution iranienne)

Le 3 juillet 1979, le président américain Jimmy Carter s’engage dans la politique afghane en signant la première directive pour aider les islamistes opposés au régime communiste de Kaboul.

Les tentatives de déstabilisation se font via le Pakistan où le général Zia a instauré, après le coup d’État de 1977, un régime militaro-islamiste et fait pendre, le 4 avril 1979, le Premier ministre démocratiquement élu Zulfikar Ali Bhutto. (Histoire á venir) Pendant ce temps, en Afghanistan, deux hommes s’affrontent au sommet de l’État: le président Taraki et son premier ministre Hafizullah Amin. Pendant les 18 mois de sa présidence, les Soviétiques vont appuyer Taraki contre Amin, jugé trop radical. 

Le voyage que je vais vous raconter commence à ce moment là en juillet 1979

Le 14 septembre 1979, Amin qui désire prendre ses distances avec l’URSS, va prendre le pouvoir en faisant assassiner son rival Taraki. 

j’étais à Kaboul quelques jours après la prise de pouvoir d’Amin, Une autre histoire à venir. 

Le 27 décembre 1979 Brejnev décide d’envahir l’Afghanistan. Hafizullah Amin est assassiné par un commando du KGB au cours de l’opération Chtorm 333 ( le commandant de cette opération en parle dans la série sur Arte). Amin est remplacé par Babrak Karmal, un homme proche du Kremlin. j’étais bien sûr de retour en Afghanistan en 1980, (c’est une autre histoire )

A suivre

Cela faisait plus de deux ans que je couvrais la révolution iranienne. Khomeini venait juste de prendre le pouvoir en février 1979 ( voir mes trois livres dont le dernier publié aux arènes ) https://www.franceinter.fr/emissions/l-instant-m/l-instant-m-19-fevrier-2021. J’avais envie de changer d’air. Quelques semaines plus tôt j’étais déjà venu en Afghanistan juste après la prise de pouvoir par les communistes. 

Depuis quelques mois la presse commencait à parler d’une rébellion anti-communiste. Cela ressemblait étrangement aux premiers jours de la révolution en Iran. Seuls quelques journalistes avaient fait le voyage. Rejoindre ces vallées perdues n’était pas facile. Il n’était pas question bien sûr de passer par l’Afghanistan. La seule solution était d’entrer clandestinement par les zones tribales pakistanaises, par cette fameuse “frontière du nord ouest”. Celle “du grand jeu” entre Russes et Anglais. Il faut traverser, “la ligne Durand”, cette fausse frontière qui coupe le Pachtounistan en deux et qui n’a jamais été reconnue par les Afghans. C’était une aventure que je savais dangereuse. 

En Iran, j’étais devenu ami avec Pierre Blanchet, un journaliste de Libération. Lui aussi désirait partir en Afghanistan. Ce reportage devrait aussi être son ticket d’entrée au Nouvel Obs. (Il mourra une dizaine d’années plus tard en Bosnie, en sautant sur une mine). 

L’idée d’être l’un des tout premiers journalistes à faire ce reportage en zone inconnue me plaisait. J’avais le goût de l’aventure et beaucoup d’inconscience. Je ne savais pas alors que ce voyage serait aussi difficile.

1979 avec les moudjahidines 

Partie 2/8

J’ai essayé de retranscrire ici le journal que j’ai tenu au jour le jour sur un petit carnet à spirale. C’était bien avant l’ère du numérique, juste après “l’âge de pierre”. Nous vivions dans un monde sans ordinateur , sans téléphone portable. C’était le monde du papier, du carnet à spirales.

Je n’aurais jamais imaginé publier cette histoire à la première personne. A cette époque, cela ne se faisait pas. On ne faisait pas de selfie non plus. On se contentait de raconter l’histoire des autres. 

Jour 1: Vol Paris Karachi 

Jour 2: Vol Karachi Peshawar

Jour 3: Arrivée à Peshawar à l’hôtel Deans qui deviendra par la suite le point de convergence des journalistes du monde entier. Pierre vient juste d’arriver.

Jour 4: Nous faisons le tour des organisations moudjahidines qui ont pignon sur rue à Peshawar. Il faut éviter d’être suivi par la police. Mais c’est peine perdue car les locaux des organisations sont surveillés par l’ISI, le service secret pakistanais. 

Jour 5: C’est mal parti, je suis déjà malade à crever. 40° de fièvre

Jour 6: Ca va mieux. Nous avons enfin un contact avec le parti Esbe Islami qui nous envoie un émissaire. Il nous propose de nous accompagner dans le Logar, une province montagneuse au Sud Est de Kaboul . 

Jour 7: C’est le grand départ. Nous louons un taxi à Peshawar, direction la frontière. Notre guide (le mot fixeur n’existait pas encore) a l’air sympa. 

A quelques kilomètres de Parachinar, une ville située en zone tribale, près de la frontière afghane, nous sommes arrêtés par la police. Notre déguisement afghan ne les a pas convaincus. Devant l’insistance de la police, Ie guide se dégonfle et raconte toute l’histoire. La police nous demande de rebrousser chemin. 

“Les zones frontalières sont interdites aux étrangers”. Retour à Peshawar. 

Jour 8: il pleut. Nous allons voir une autre organisation, Ie Harakat, un parti royaliste anti-communiste. Ils sont d’accord pour nous emmener demain soir. Ouf..

Jour 9: J’ai hâte de partir. Il est 21 heures nous attendons dans Ie local sombre et sinistre du Harakat à Peshawar. Nous partons enfin vers 23 heures , déguisés en afghan, avec qamis et turban sur la tête. Direction Dara, une ville de la zone tribale, où la drogue et les armes sont en vente libre. 

Nos compagnons en profitent pour faire quelques provisions, ils achètent des munitions, et quelques détonateurs. La ville de Darra Adam Khel est juste au sud du col de Khyber tout près de la frontière afghane. Cette ville est considérée comme le plus grand marché d’armes à feu illégales au monde. Soixante-quinze pour cent de la population est impliquée dans le commerce des armes à feu. Les artisans indépendants produisent des répliques de presque toutes les armes, des pistolets nazis de la Seconde Guerre mondiale aux canons antiaériens modernes. La plupart des magasins disposent même d’un «stand de tir» sur le toit de l’immeuble. Les armes de Darra Adam Khel ont joué un rôle crucial dans la lutte des Afghans contre les forces d’occupation soviétiques. Nous passons la nuit incognito chez un militant du Harakat.

Jour 10: Nous repartons à 5h du matin, juste après la prière. Nous roulons toute la matinée. Nous passons cinq postes militaires sans encombre, la jeep ressemble à une voiture de l’armée. En début d’après- midi, nous arrivons à Miramshah, une ville sur la frontière pakistano-afghane, la ligne “Durand”. Notre guide nous annonce que nous devons nous arrêter ici. Nous partirons demain avant l’aube. Nous passons la nuit dans le local du Harakat, un endroit sinistre. Nous dormons sur le toit. Il pleut. 

Jour 11: Nous nous réveillons au petit matin, deux policiers nous fixent d’un regard étonné et inquisiteur. Notre stratagème n’a pas fonctionné. Suit un interrogatoire. Les policiers repartent. Nous ne savons pas ce qu’ils vont faire. Nous attendons toute la journée.

Jour 12: Nous sommes toujours dans cette pièce blanche d’un mètre sur deux, qui ressemble étrangement à une cellule de prison, un lit, une chaise, un verre de thé, c’est tout. Nous n’avons rien pour tuer le temps. Nous n’avons pas apporté de livres pour ne pas nous charger. Quelques heures plus tard Les flics sont de retour, ils nous demandent nos passeports, nos cartes de presse. Notre situation n’a pas l’air de s’arranger. C’est à nouveau l’attente. Déjà quatre jours sans se laver. Chaleur, odeur de pisse et de crasse. 

Jour 13: Rien, aucune nouvelle des flics, toujours cette attente interminable. Nous sentons mauvais, nos hôtes nous coupent les cheveux. Ils nous apprennent à nouer le turban. Interdiction absolue de se raser. Nous devons laisser pousser notre barbe. Nous devons ressembler autant que possible à des moudjahidines étrangers. Notre guide voudrait nous faire passer pour des Nouristanis, une tribu du nord du Pakistan islamisée au début du siècle qui sont toujours considérés comme des kafirs, c’est-à-dire des mécréants. Disons des voisins proches des afghans mais différents. 

A 15h, nous sommes toujours dans cette maison où les vautours et les rats s’occupent du ménage dans les toilettes en plein air sur le toit,. Notre guide a récupéré nos passeports, on ne sait pas comment. Il nous confirme que nous allons tenter une nouvelle sortie cette nuit.

partie 3/8

Jour 14: Nous sommes réveillés à 2 h du matin. Départ comme prévu, juste après la prière. Nous nous glissons dans les rues du village endormi, des hurlements de chien inquiétants déchirent une nuit sans lune.

Nous nous dirigeons vers la sortie du village, pas de flic à l’horizon. Ils dorment sans doute. Je suis enveloppé dans mon Patou, un châle afghan en laine et coiffé d’un turban pashtoun. Je dois avoir fière allure. Après quelques heures de marche, notre troupe atteint la route. Un camion nous attend, direction Data Kiel, une autre ville près de la frontière. Nous passons plusieurs postes de gardes sans problème. Au petit matin, le camion nous dépose au pied d’une montagne qui se perd dans les nuages. C’est le choc. Un mur abrupt qui semble infranchissable, nous fait face. 

Nous achetons une mule pour porter nos sacs et les munitions de nos amis. 

Je ne pensais pas qu’un jour je serais trafiquant d’armes.

Nous commençons l’ascension de la montagne au rythme de la mule, la pente est raide, et l’ascension dangereuse, il ne faut pas y penser, mais le paysage est époustouflant. Au loin, des maisons en terre, avec des cultures en premier plan. Au fond le désert. 

C’est l’été, il doit faire 40°. L’ ascension en pleine chaleur est éprouvante. 

Nous croisons pourtant toutes sortes d’individus armés. Le petit chemin que nous empruntons est en fait une véritable autoroute sur laquelle passent les moudjahidines et les trafiquants de tout poil. Nous croisons des caravanes de réfugiés, des femmes et enfants aux superbes tenues colorées. Notre guide m’interdit de faire des photos pour le moment. Il ne faut pas se faire repérer, la région est peu sûre , “infestée de bandits” 

Nous continuons l’ascension de la montagne. Nous ne devons jamais oublier que nous sommes des voyageurs du Nouristan. 

Déjeuner : Quatre tasses de thé et deux bonbons .

Nous repartons. La marche est de plus en plus difficile. Il faut monter, descendre, monter, sous un soleil de plomb. Tous mes muscles me font souffrir mais je dois tenir coûte que coûte. Pierre n’en peut plus, il monte sur la mule qui a déjà du mal à se traîner. 

19h : Il fait nuit. Nous nous arrêtons. Je suis à bout mais nous avons survécu à la première journée, on verra demain. Nous campons près d’un torrent. La nuit est glaciale, il fait 0°, le sol est dur et humide, je n’ai que mon patou (châle) pour me protéger du froid.

Jour 15: Nous n’avons pas fermé l’œil de la nuit, je suis transi de froid, mes chaussettes et mes chaussures sont trempées. Je suis mort de fatigue, sale, déprimé et frigorifié. Je tousse et j’ai un début de rhume. Nous partons à cinq heures du matin juste après la prière, sans manger, sans boire, sans se laver. Je fais le décompte. Depuis notre départ, nous avons bu 12 lasses de thé, mangé cinq bonbons et un morceau de pain. Nous avançons dans le froid et atteignons enfin une vallée verdoyante mais escarpée. On pourrait se croire en Suisse. J’avance comme un zombie. J’arrive pourtant à mettre un pied devant l’autre, l’instinct de survie sans doute.

Je n’ai toujours rien dans le ventre et je me sens toujours aussi crasseux. Nous déjeunons enfin : 6 tasses de thé et 2 bonbons. Nous reprenons notre marche, 

En descendant sur l’autre versant, je pars en avant avec un des moudjahidines et notre guide, nous prenons de l’avance, nous perdons le gros de la troupe qui s’est arrêtée. J’ai perdu Pierre qui est loin derrière. 

Tout à coup Je flippe. Je pense à ma situation. Dans tout ce territoire, nous sommes sans doute les seuls êtres vivants à ne pas être armés. Par mesure de sécurité, nous ne connaissons même pas le nom de notre guide. Je regarde son pistolet. Le cran de sûreté est relevé. Je ne comprends pas pourquoi. Il pourrait me tuer pour me dévaliser. Ce serait si simple, il n’y a personne dans ces gorges encaissées. Quatre types armés contre un homme seul et sans défense, un homme qui porte une vraie petite fortune sur lui. Mon flip ne s’arrête que quand le reste de la troupe nous rattrape. Une hallucination peut-être due à la chaleur. Je donne un surnom à notre guide: Mr K. 

Pierre va un peu mieux, nous sommes dans la même galère. La marche est très ralentie. Mr K est malade lui aussi, il a du mal a avancer. Après 8h de marche, nous faisons enfin une halte à l’ombre d’un arbre. Mes vêtements sont collants, une sueur poisseuse. Une source d’eau fraîche coule à nos pieds, c’est un petit coin de paradis. Nos compagnons préparent du thé. Mais le plus dur reste à faire. Encore cinq heures de marche dans le désert en plein soleil, des montagnes à gravir, des torrents à remonter. Dans les gorges, nous croisons d’autres réfugiés afghans. Leur village a été bombardé, ils emportent avec eux leur maigres biens et quelques chèvres. Les femmes en burqa suivent avec les enfants. Nous croisons plusieurs caravanes de chameaux portant des troncs d’arbres. Le trafic de bois bien qu’il soit illégal est intense. En fin de journée nous arrivons dans une Tchaïkhana, un “salon de thé” traditionnel afghan. Quand nous entrons, les clients nous dévisagent, ils ont des gueules de personnages de western italien, puis juste un grand silence… 

Mais dans cette auberge, il y a de quoi manger. Nous prenons notre premier vrai repas : un curry de tomates et des abricots. Arrive l’heure de la prière du soir. Notre guide explique à nos hôtes que nous ne prions pas car nous sommes des Nouristanis, des étrangers, des kafirs, bref des mécréants. Les barbus nous regardent alors d’un air méprisant. Nous dormons sur une paillasse à l’abri du froid, c’est inespéré. Un de nos compagnons reste éveillé, au cas où. Cette nuit-là, j’ai décidé d’oublier mon odorat. 

Jour 16: Lever à cinq heures, épuisé, c’est encore l’heure de la prière, nos compagnons prient cinq fois par jour. Nous reprenons notre marche après avoir bu un verre de thé. Pierre est toujours sur la mule et moi depuis le début, je marche. L’ascension est longue et pénible. Une montagne , une deuxième, puis une troisième, la mule n’en peut plus , elle est à bout de souffle, elle dérape et s’effondre. Elle est morte, vraiment morte.

Maintenant je vais devoir porter mes sacs, 15 kgs en plus dans cette chaleur accablante. Cela me semble impossible. j’ai l’impression que je vais crever, mais je dois avancer. Impossible de rebrousser chemin. Pierre n’a plus de force, il me dit que de toute façon il est déjà mort. il me fait promettre de rapporter son corps en France. Nous marchons toute la journée. Nos compagnons s’engueulent. Je ne sais pas à quel sujet. Sans doute l’effet de la fatigue. Ce soir-là, des gens nous reçoivent chez eux, dans une ferme à moitié en ruine, nous avons droit un vrai repas afghan, du pain trempé dans une soupe de mouton bouilli. Nous dormons encore une fois au chaud sur des tapis. 

Jour 17: Réveil à 5H du matin, toujours crevé comme les jours précédents, notre hôte de cette nuit nous accompagne, il doit rejoindre un groupe de moudjahidine. C’est un grand gaillard chaleureux au sourire étincelant, il est armé jusqu’aux dents. Nous continuons notre chemin, le calvaire continue, je porte mon sac comme le christ portait sa croix sur le golgotha. Mr K est toujours malade, nous aussi. En fait nous sommes tous malades. Nous continuons notre pénible ascension, toujours en plein soleil. Quand tout cela va-t-il finir?

Nous croisons une caravane de combattants transportant à dos de chameaux une Douchka et un lance roquette russe piqué aux forces gouvernementales.

Photo d’un moudjahidine en train de prier devant sa Kalachnikov avec en arrière plan un paysage de montagnes et de précipices. Justement ceux que nous venons de traverser. Toujours pas d’eau, rien à manger. Nous apprenons qu’il y a encore trois montagnes à gravir. Nous trouvons un endroit où passer la nuit à l’abri: une cave troglodyte.

Avec les moudjahidines 

4/8 

la suite et la fin de cette histoire dans les prochains jours.

Jour 17: Lever 6h, Nous reprenons notre route et arrivons dans la plaine entre les villes de Gardez et Khost. La route du Sud de l’Afghanistan n’est pas loin. Des charognards tournent dans le ciel. Nous entrons dans le village abandonné de Zurmat où nous découvrons les restes d’un champ de bataille. Cela pourrait ressembler à un décor de western italien. Le village est dévasté par les combats, tout le long de notre chemin, des camions éventrés, des chars détruits ou brûlés ont été abandonnés par l’armée. Tout autour de nous, des voitures calcinées, des crânes de soldats desséchés et l’odeur insoutenable de la mort. Notre guide qui découvre les lieux pour la première fois nous explique en se bouchant le nez que les cadavres qui continuent à pourrir sur place sont ceux de soldats communistes. 

J’ai 27 ans aujourd’hui, c’est mon cadeau d’anniversaire. 

Un camion passe sur la route, c’est le premier depuis notre départ, nous faisons quelques kilomètres. Nous croisons d’autres camions encore en état de marche qui emportent les réfugiés loin des combats. La région n’est plus sous le contrôle du pouvoir central, elle ne l’a jamais été sans doute. Nous repartons dans la montagne. Nous arrivons à l’entrée d’un village perché dans la montagne, une bombe russe non explosée est plantée dans le sol à l’entrée du village. Un paysan nous offre l’hospitalité et nous propose d’égorger un mouton. Finalement, nous mangeons des galettes trempées dans du lait sucré, c’est tout. Nuit au chaud.

Jour 18: Les mouches attaquent à l’aube par milliers. Impossible de prolonger notre sommeil, de toute façon nos amis nous marchent dessus, c’est l’heure de la prière. Nous repartons comme tous les jours vers 4 h du matin. J’ai très faim. Mes vêtements sont rigidifiés par la crasse et la poussière. Nous devons franchir un col à 3000 m pour rejoindre un camp de moudjahidines. Nous croisons des combattants et un homme avec ses 3 enfants sur un âne. Je pense à la fable de La Fontaine, “le meunier son fils et l’âne”. Des réfugiés qui fuient vers le Pakistan. D’autres familles qui ont décidé de rester se sont abritées dans des grottes aménagées dans la montagne pour échapper aux bombardements. 

Un orage éclate, enfin un peu de fraîcheur. Nous descendons vers la plaine de Gardez. Nous traversons des villages détruits par les bombardements. Au loin on entend le bruit des canonnades. Nous poursuivons notre marche jusqu’à la nuit pour atteindre enfin un camp du Harakat. En fait de camps, c’est une immense maison en pisé qui ressemble à un château fort. Dans la cour intérieure, les combattants assis autour d’un feu regardent la nuit étoilée.. C’est le chef local qui nous reçoit dans sa maison. Une vingtaine de moudjahidines se sont rassemblés pour le dîner. Nous avons droit à un plantureux repas à base de mouton bouilli. Nuit bienheureuse sur une paillasse. 

Jour 19: au petit matin Mr. K nous conseille de laisser nos bagages sur place, la maison est sûre. La marche sera moins douloureuse. Nous repartons plus légers de quelques kilos. Nous faisons le tour de plusieurs villages en partie détruits par les bombardements. 

En fin de journée nous retournons au le village où nous avons dormi la nuit précédente. Mais au loin on peut voir un nuage de poussière, on entend s’approcher le bruit de la canonnade, des chars avancent vers notre village. Notre guide a peur, l’armée est en train d’attaquer le hameau. Nous devons rebrousser chemin. Nous aimerions voir d’un peu plus près ce qui se passe, nous sommes venus pour ça. « il n’en est pas question » répond notre guide. Nous n’avons pas Ie choix, nous sommes totalement dépendants de lui. Soudain, à 5OO m, la lumière tournante d’un véhicule blindé déchire la nuit. Nous courrons vers la montagne, des dizaines de familles s’en vont aussi. Le char a disparu. Mr K en est sûr, nous avons été dénoncés, l’armée nous cherche. Résignés, nous errons encore quelques heures dans la nuit avant de trouver un abri dans la mosquée d’un village.

Ce soir-là, j’ai presque tout perdu, mon passeport, mes films vierges et exposés, mes médicaments, du matériel photo et quelques affaires de toilette qui ne me servait à rien de toute façon. Il ne me reste que ce que j’ai sur moi, mes vêtements, deux appareils photo et des films pour une journée, et un film exposé que je retrouverai plus tard au fond de mon sac , c’est tout.

Avec les moudjahidines 5/8 

Jour 19

Nous sommes réveillés par les psalmodies du mollah de la mosquée du petit village de Shairkut où nous avons trouvé refuge hier. La nuit a été calme, l’armée afghane a sans doute quitté les lieux après le raid d’hier. Je pense encore aux conséquences de la perte de mes sacs. Toutes les images de la première partie du voyage sont perdues. Nous n’avons plus de médicaments, plus d’aspirine, et nos passeports sont entre les mains de la police afghane qui nous cherche. Il ne me reste que vingt films pour finir cette histoire. J’ai le moral à zéro, toute cette fatigue pour rien. Nous nous engueulons avec le guide. C’est bien lui qui a insisté pour que nous laissions nos sacs sur place, dans « l’endroit le plus sûr du monde ». Nous attendons toute la journée. J’ai toujours le secret espoir de retrouver mon sac. J’aimerais retourner au village. Mr K, notre guide, nous répond qu’il n’en est pas question.

Encore une nuit dans la mosquée. 

Jour 20

Réveil à l’aube avec, comme d’habitude, la prière du matin. Nous ne nous sommes pas lavés depuis une dizaine de jours mais personne n’y prête attention. Nous n’avons rien pour tuer le temps. Le guide ne veut toujours pas bouger : « c’est trop dangereux » selon lui. L’attente me rend nerveux. Personne ne nous a dénoncé pour le moment. Nous sortons “incognito”. Mr K nous accompagne vers une maison où nous sommes invités. Les moudjahidines ont rassemblé les corps des combattants tués pendant l’assaut d’hier. Nous devons honorer leurs morts. Les villageois ne pleurent pas, ils nous regardent mais n’ont aucune animosité à notre égard, ils ne nous considèrent pas comme responsables de cette attaque. Une femme nous reçoit à visage découvert. L’hospitalité afghane n’est pas qu’une politesse. C’est un des éléments fondateurs de la culture pashtoun. Je reviendrai là dessus plus tard car c’est essentiel pour comprendre l’histoire de Ben Laden en Afghanistan qui a su utiliser à son avantage le « pashtounwali », le code d’honneur.

Nous retournons à la mosquée où nous passons une nouvelle nuit, un peu sonnés par ce que nous avons vu.

Jour 21

La perte de mes films m’a totalement anéanti. Dans la matinée nous tentons une nouvelle sortie dans le village, les gens souriants nous saluent, quelques marchands se sont installés devant la mosquée.

Des hommes armés viennent vers nous, je crains le pire. Ils veulent seulement nous inviter à un enterrement. Nous acceptons leur invitation et partons avec eux vers la sortie du village. Des groupes de moudjahidines surgis de nulle part se joignent à nous. Bientôt nous serons des centaines. Devant le cortège, les combattants morts ces derniers jours sont transportés comme des trophées sur des lits traditionnels afghans. Nous arrivons enfin dans une vallée majestueuse au pied des montagnes.

Des centaines de moudjahidines ont commencé à prier. Le chant du mollah déchire le silence. J’ai du mal à retenir mes larmes devant cette scène incroyablement belle et terrible. Quand la foule se disperse, les villageois viennent nous serrer la main. A la nuit tombée, complètement bouleversés, nous retournons au village. Nous avons oublié, pendant ces quelques heures, notre propre souffrance. Toujours pas de nouvelles. Nous passons une nouvelle nuit à attendre.

Quand , le méchant, Djalaloudine Haqquani me passe son AK 47 en rigolant et me demande de poser pour une photo, tous ses potes , qui n’étaient pas encore barbus, éclatent de rire..

6/8 Jour 23

Lever 4h. Transis de froid. Nous sommes réveillés par le bruit des avions survolant la montagne. Nous rejoignons Jalaluddin Haqqani, il dirige la prière du matin devant ses hommes, c’est un mollah. 

Il nous invite ensuite à déjeuner qui ressemble à un repas gastronomique : du raisin, du miel, des pommes, du riz et même de la viande. Pierre qui flippe depuis plusieurs jours (il est persuadé que nous n’allons jamais revenir) reprend un peu courage. Jalaluddin, qui a une autorité naturelle, lui inspire confiance. Tout le monde rigole, l’ambiance est bon enfant.

Haqqani se tourne vers moi et me tend alors son fusil AK47, il demande à Pierre de me prendre en photo. Avec ma barbe, je ressemble à un vrai moudjahidine. Tout le monde rigole, puis c’est au tour de Pierre.

Haqqani est devant nous entouré de ses hommes, des pros du djihad, qui l’écoutent respectueusement. On sent le chef de guerre. Il dégage une autorité évidente, Il a vraiment fière allure. La conversation est interrompue par le bruit des avions qui tournent dans le ciel mais personne ne semble s’en inquiéter. Pour l’instant, les moudjahidines ne connaissent pas les hélicoptères blindés soviétiques. Ces machines de guerre “diaboliques” apparaissent sur le champ de bataille seulement après l’invasion russe, c’est-à-dire début janvier 1980. Les Russes auront alors la maîtrise du ciel. Pendant des années ils vont instaurer une véritable terreur avec ces “diables volants” qui détruisent absolument tout sur leur passage, maisons et villages, hommes et animaux. Ils perdent la maîtrise du ciel et la guerre, quand les moudjahidines reçoivent les premiers missiles Stingers en 1985. Trois ans plus tard, l’armée rouge quitte l’Afghanistan.

Le soir, nous dormons sous une tente. J’ai définitivement perdu l’espoir de retrouver mon sac.

J’en profite pour ouvrir ici une parenthèse sur Jalaluddin Haqqani

En 1979 quand je rencontre Haqqani, je le connais à peine. Je sais seulement que c’est un mollah intransigeant qui a étudié au Pakistan dans la Madrassah de Hakora KhAttak que je visiterai en 1998 avec Sami Ul Haq, le chef du parti Taliban du Pakistan, 

Jalaluddin Haqqani a été extrêmement courtois avec nous, timide et souriant, nous étions dans une sale situation, il nous a aidé, hébergé, nourri. J’ai gardé un bon souvenir de ce personnage qui des années plus tard deviendra l’ennemi numéro UN des Etats-Unis. Sa tête sera mise à prix quelques millions de dollars. Je peux dire avec humour qu’Haqqani est “mon ami le plus cher”. Dans les années 1980, Haqqani est l’un des commandants moudjahidines préférés des services secrets pakistanais et américains, qui lui fournissent des millions de dollars et des armes pour lutter contre l’armée soviétique. Charlie Wilson, un sénateur américain proche de la CIA, le décrit alors comme « la bonté personnifiée ».

Après la défaite soviétique, Haqqani, nommé ministre de la justice, se désolidarise assez vite des autres commandants qui plongent Kaboul dans la guerre civile et se replie à Khost. Lorsque les services secrets pakistanais lancent le mouvement taliban à l’assaut de l’Afghanistan en 1996, Haqqani est leur homme.

Jour 24 à 27

Le lendemain nous sommes réveillés par le bruit des bombardements de l’aviation au loin. Je suis malade. A nouveau de la fièvre, j’ai mal au bide et nous n’avons pas de médicament. Pierre aussi est malade. Nous faisons le tour du campement, les moudjahidines nous montrent leurs caches disséminées dans la montagne. Haqqani vient nous voir et nous propose de nous montrer la région. Nous partons à pied vers la plaine. Les combattants posent fièrement sur chacun des chars et des véhicules qu’ils ont abattus. (Ce genre d’image deviendra un symbole de la guerre d’Afghanistan). Un peu plus loin, il nous présente un déserteur de l’armée afghane qui contrôle une seconde batterie antiaérienne. Nous passons quelques jours relativement confortables à visiter les environs. Finalement, Haqqani nous propose de nous faire raccompagner au Pakistan. Un camion citerne doit partir chercher de l’essence cette nuit. Il nous prévient, la route est dangereuse car elle est minée mais nous sommes décidés à prendre le risque. Le voyage se passe sans encombre. Nous arrivons vers 5 h du matin près de la ville d’Urgun, épuisés et toujours malades. Notre camion a rendu l’âme. Il faudra à nouveau continuer à pied.

7/8 Jour 28

Ce matin après quelques heures de sommeil agité, un vieux barbu jovial vient nous réveiller. C’est Younous Khalis. Je découvrirai plus tard que ce mollah est le chef du parti islamique qui portera son nom. Le “Esbi Khales”. C’est un ami d’Hekmatyar, le militant islamique qui avait tenté d’assassiner Massoud lorsqu’il était à l’université de Kaboul. 

Il va faire la tournée des villages dans la région d’Urgun, un genre de campagne électorale mais à l’Afghane. Il nous propose de l’accompagner. Nous acceptons sa proposition d’autant plus facilement qu’il a un véhicule en état de marche, enfin plus ou moins. Khalis est un homme populaire. Les villageois arrêtent la voiture pour lui baiser la main. Nous nous arrêtons devant chaque village en ruines, chaque maison démolie, chaque char éventré. Il aime poser avec ses hommes, Ie drapeau blanc de son parti à la main. Il me demande de faire des photos, les moudjahidines adorent les photos. Nous continuons notre périple avant de nous arrêter pour déjeuner dans un village. Les élèves de l’ancienne école défilent alors devant nous avec des kalachnikov et toujours le drapeau blanc du parti islamique, ces enfants seront bientôt enrôlés dans milice. Les moudjahidines ont fermé l’école. Selon eux, c’était un lieu de propagande communiste où les professeurs convertissaient les enfants à l’athéisme. 

Je pense alors aux images que j’ai prises quelques semaines plus tôt à Kaboul, juste après la prise de pouvoir par les communistes. Le gouvernement ouvrait de nouvelles écoles où femmes et hommes, garçons et filles, jeunes et vieux, étudiaient ensemble dans la même classe. Le but était d’alphabétiser le pays où la majorité de la population est illettrée. Il est vrai que le gouvernement communiste a imposé ces changements de façon brutale. Mais en 1979, nous n’avions que faire de l’éducation des enfants, des artistes afghans, des mariages forcés, des droits des femmes, des droits de l’homme, ce n’était pas la priorité de l’occident. Seule comptait la défaite de l’URSS. Aujourd’hui après vingt ans d’occupation qui ont mené au désastre l’occident se pare de ces mêmes droits de l’homme qu’il a précédemment foulé aux pieds.. Nous avons perdu la guerre, il ne nous restait plus qu’à diaboliser nos ennemis à coups d’arguments simplistes.

Khalis continue à nous raconter ses histoires, nous commençons à fatiguer. Nous dégueulons tripes et boyaux devant lui, mais cela n’a pas l’air de l’incommoder. Le guide aussi se met à vomir , Khalis n’en a cure et lui intime l’ordre de traduire. Nous faisons semblant de l’écouter, nous n’avons même plus la force de rigoler. Ce type est peut-être notre dernière chance pour retourner au Pakistan. 

Nous reprenons la route, enfin la piste. Nous remontons un torrent à sec. A chaque chaos, on dégueule. Khalis, toujours indifférent, s’arrête tous les cent mètres pour se faire baiser la main. Nous ne pensons qu’à rentrer. 

Soudain, Pierre tombe raide, évanoui. Des moudjahidines le massent, puis nous avons enfin droit à cinquante minutes de repos. Il va un peu mieux, j’ai cru qu’il n’en reviendrait pas. Il me fait promettre une nouvelle fois de rapporter son corps en France. Il ne veut pas être enterré ici. Nous rentrons à Urgun dans un état lamentable, mais nous avons gagné notre voyage retour. Molawi Khales va nous faire raccompagner dès demain mais l’histoire n’est pas finie pour autant.

8/8 dernier episode

Jour 29 a jour 35

Au petit matin, nouveau coup de théâtre. Notre guide vient de rencontrer un ami. Le camp de son parti, le Harakat, n’est pas loin. Ses amis nous attendent, ils ont même organisé un dîner ce soir. Comment refuser de telles agapes, de toute façon, nous n’avons plus de boyaux et nous n’avons pas le choix. 

Mr K est prêt à tout, il nous promet même du canard! Pierre est désespéré. Une journée de plus, il pense qu’il ne reverra jamais Paris. Je n’en mène pas large non plus. Enfin, dans l’état où nous sommes, nous ne pouvons pas partir seuls de toute façon. 

Le soir, quand nous arrivons au camp, quarante barbus souriants et armés nous accueillent devant une superbe maison en terre. Un repas a été servi en notre honneur. Pour une fois, notre guide ne nous a pas menti. Mais il n’y a pas de canard, pas de toubib, pas de médicaments, mais tout de même de quoi manger. De la viande, de la soupe, du lait et des fruits. Je mange tellement que je finis par avoir mal au ventre. Pour la première fois depuis le début du voyage, nous dormons sur quelque chose qui ressemble vaguement à un matelas. 

Jour 30 

Comme d’habitude, nous sommes réveillés à l’aube par la prière. De toute façon, tous les hommes dorment dans la même pièce sur des tapis. Nous sommes aussi sales et puants que la moyenne des Afghans. Heureusement je n’ai plus d’odorat depuis longtemps.

Après cette nuit reposante, notre moral remonte. On nous propose même de laver nos vêtements. 

Nous passons une journée indolente dans le camp à boire du thé. La journée s’étire au rythme des prières. Nous partons un peu plus tard à pied dans la nuit, sur une piste défoncée. C’est une très belle nuit étoilée. Nous croisons des caravanes de chameaux qui transportent du bois vers le Pakistan. 

Soudain des tirs… Une embuscade? 

Notre troupe s’éparpille dans la nature, nous courons en suivant les autres, au risque de sauter sur une mine. Nous trouvons enfin un abri dans la montagne, une grotte où une famille se cache déjà. Malgré la poussière, la fatigue et le froid glacial nous arrivons à dormir à même la caillasse.

Jour 31

Réveil dès 4 h du matin, nous reprenons la route vers un autre camp, qui se trouve à quelques kilomètres. Nous n’avons pas d’autres choix. J’ai toujours de la fièvre et toujours pas de médicaments. Mais les moudjahidines nous ont réservé une surprise. Ils ont trouvé une ambulance russe vide et déglinguée, il n’y a plus rien dedans, même pas un pare-brise et pas l’ombre d’un médicament, même oublié sous une banquette. Nous roulons pendant des heures dans la montagne. La piste a disparu et nous nous laissons porter au rythme des cahots. Nous ne savons toujours pas où nous allons. Nous arrivons enfin après huit heures de piste dans un campement qui abrite une poignée de moudjahidines, trois caisses de munition et une batterie de DCA déglinguée. Nous passons la nuit sous les étoiles.

Demain nous retournerons à… Urgun. Inch Allah…

Jour 32

Un orage éclate, le torrent est en crue, il faut trouver un nouveau chemin par la montagne. Nous remontons à pied le long du torrent pendant des heures jusqu’au sommet. Nous recherchons un gué pour passer. Le paysage sous l’orage est hallucinant. Nous nous arrêtons au sommet pour une nouvelle prière dans la neige, il doit faire zéro degré. Pierre est toujours malade, j’ai l’impression de l’entendre claquer des dents. Je n’ai pas écrit cet après midi là. Peut-être à cause du froid. Nous retournons au camp d’Urgun où nous dormons. 

Jour 33

Une journée de repos. Nous repartons le soir même à pied vers la frontière pakistanaise.

Jour 34

Départ à l’aube comme d’habitude. Sur la piste, nous croisons un camion afghan décoré qui me rappelle mes premiers voyages en Afghanistan, au début des années 70. 

Notre guide négocie avec le chauffeur, il nous trouve une place dans la remorque, au sommet du tas de bois. Après plus de dix heures de piste, nous arrivons enfin à la frontière pakistano-afghane. Deux drapeaux côte à côte marquent le changement de territoire, rien de plus. Nous sommes maintenant au Pakistan, dans la zone tribale. Le camion s’arrête là, il ne va pas plus loin. Nous devons marcher sur une plaine désertique jusqu’au prochain village qui est le centre du trafic de bois. Nous sentons que nous sommes enfin prêts du but, cela nous aide à marcher dans une chaleur accablante. Nous arrivons enfin dans une maison qui ressemble à une Tchaïkhana. L’aubergiste nous annonce que le prochain camion ne part pas avant le lendemain matin. Il faudra encore attendre et ne pas trop se montrer car la “Zone tribale” pakistanaise est interdite aux étrangers. Les gens nous regardent avec suspicion. Devant la cabane passent des groupes de réfugiés, le flot ne semble pas s’arrêter. Ils fuient la guerre. Dans les années à venir, trois millions d’Afghans vont ainsi trouver refuge au Pakistan. C’est dans les écoles coraniques des camps de réfugiés que le mouvement taliban va naître. Nous passons le reste de la journée dans une pièce sinistre pleine de cafards et de scorpions. La nourriture est infecte, la nuit est atroce.

Jour 35

Lever à 4h50. Miracle, le bus pour Spin Vam passe devant notre porte. Enfin plutôt un engin de transport collectif car il y a du monde et pas que des humains. Au fin fond de ce désert, le premier signe de notre retour à la civilisation est une affiche Coca-Cola ! 

Nous sommes arrêtés par la police au premier arrêt. 

Mr K a soudainement disparu, nous ne le reverrons plus jamais. Il a considéré sans doute que sa mission était finie. Jusqu’au dernier jour, ce type restera un mystère. 

Nous n’avons bien sûr aucun papier d’identité, nous les avons perdu dans l’attaque du camp. Les gabelous nous emmènent au poste et nous enferment quelques heures dans une prison qui nous semble confortable par rapport à ce que nous avons connu. Nous avons droit à un interrogatoire au cours duquel nous racontons tout. Nous n’avons rien de particulier à cacher. 

Ce poste de police est un petit paradis, il y a de l’électricité et de l’eau presque fraîche. Devant le poste de police des voitures circulent sur une vraie route. Nous sommes sauvés. Un miracle n’arrivant jamais seul, les policiers nous apportent deux canettes de Coca bien fraîches… 

Après ces quelques heures de béatitude, les policiers nous accompagnent dans la ville de Bannu où se trouve la garnison la plus proche. Après deux heures de route, nous arrivons dans un campement militaire, où un officier très british, affable et bien habillé, nous reçoit dans un jardin anglais et nous offre le thé, il parle même correctement le français. L’officier est bien sûr très intéressé par notre aventure hors des sentiers battus. Nous lui racontons notre histoire qui a l’air de l’intéresser. C’est un officier de l’ISI, les services secrets pakistanais. Il nous offre de quoi nous raser. 

Nous sommes en guenilles, nous puons et ressemblons à des mendiants. C’est mon premier bain, mon premier rasage depuis plus d’un mois. Après le bain, j’ai une nouvelle tête, j’en profite pour abandonner Ie turban mais je n’ai rien d’autre à porter que mon costume afghan. Nous dormons dans une chambre du camp, deux gardes sont postés devant notre porte au cas où, mais nous ne bougerions pour rien au monde. Nous savourons avec délectation l’odeur de lessive des draps blancs du lit où nous dormons. 

La fièvre commence à baisser grâce à ma première aspirine… 

Le bonheur. 

Jour 35

Le matin, un aide de camp vient nous chercher pour nous amener à Peshawar. Nous roulons dans une vraie voiture confortable dont les portes sont verrouillées, nous n’avons pourtant aucune envie de nous enfuir. Arrivés à Peshawar nous sommes remis entre les mains de l’ambassade. Le soir, nous sommes invités par l’ambassadeur à un repas qui nous semble somptueux, au cours duquel nous racontons à nouveau notre histoire. Bien sûr, aucun de ces diplomates n’a mis le pied en zone rebelle, ils sont avides de nos informations. Notre histoire fera l’objet d’une dépêche au Quai d’Orsay.

Le lendemain, L’ambassadeur nous délivre un sauf-conduit pour rentrer en France. Nous sommes expulsés par les autorités pakistanaises. 

C’est la fin du voyage.

Épilogue: Il me faudra 6 ans pour oublier les souffrances endurées pendant ce reportage. Six ans pour avoir envie de retourner avec les moudjahidines sur les routes du Djihad. 

Michel Setboun

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